vendredi 26 octobre 2012

Les représentations de la Grèce antique dans l'histoire


On associe généralement l’antiquité à la mythologie et la mythologie à l’univers de l’enfance, parce que ces histoires nous ont été présentées comme des légendes appartenant à l’enfance de la civilisation. Cette situation jette un voile sur la connaissance de l’antiquité grecque.

Nous retracerons ici l’histoire de cette culture, de la perception que nos ancêtres avaient de l’antiquité grecque et de l’usage qu’ils en faisaient. Après avoir rappelé la place de l’antiquité grecque dans l’histoire de l’art et dans la littérature, nous analyserons la signification de cette référence culturelle dans la littérature et l'historiographie du 19e siècle au début du 20e siècle. Nous montrerons ainsi que cette référence n’est pas idoine, mais qu’elle porte avec elle un sens et une histoire chargée de sens.




L’antiquité grecque dans histoire de l’art : cinq siècles d’influence

L’antiquité grecque occupe une place importante dans l’histoire de l’art, depuis la Rinascita italienne à la fin du 14ème siècle jusqu'au 19ème siècle, en passant par la querelle des Anciens et des Modernes au 17ème siècle. Ce mouvement touche l’ensemble des arts : la poésie, le théâtre, l’architecture, la musique…

En parallèle, l’archéologie augmente la connaissance de l’architecture et de la sculpture antiques. On peut situer le point de départ vers 1430, quand Flavio BIONDO entreprit des fouilles dans le Forum romain, et le point d’arrivée avec la découverte de Troie par Heinrich SCHLIEMANN en 1874 [i]. La demande d’objets antiques fut si importante qu’elle engendra la création de nombreuses copies, notamment celles de l’Hercule Farnèse, exhumé à la Renaissance.


En France, l’académisme préfère Rome à Athènes. Les Grands Prix de l’Ecole des Beaux-Arts, par exemple, étudient l’architecture en Italie. Ils s’intitulent d’ailleurs les « Grands Prix de Rome ». Ce n’est qu’en 1845 qu’ils ont l’autorisation d’aller étudier les monuments en Grèce.

« Le premier envoi fut l’Erechtéion d’Athènes par Ballu, le futur auteur de l’église de la Trinité à Paris. En 1852, Charles Garnier, le futur architecte de l’Opéra, reconstitua Egine. En 1883, Laloux, futur auteur de cette gare d’Orsay qui va devenir à Paris le Musée du 19e siècle, reconstituait Olympie. » [ii].

Les artistes ne bénéficient par seulement des fouilles archéologiques, ils sont enchantés par la découverte de la couleur. En 1827, en effet, l’architecte HITTORF avait supposé que l’architecture grecque devait être polychrome [iii].

« A la Grèce idéale, blanche, virginale et terne, des néo-classiques, les architectes romantiques du 19e siècle opposent une Grèce colorée, lyrique, déjà orientale. L’éclectisme du Second Empire et de la Troisième République sera néo-grec (…). » [iv].


A la peinture et à l’architecture s’ajoutent deux événements politiques, au sens premier du terme [v] : la guerre d’indépendance de la Grèce en 1821 [vi] et la création dans jeux olympiques modernes par Pierre de COUBERTIN en 1896. Le 19ème siècle marque donc la résurrection culturelle de la Grèce.





L’antiquité grecque dans la littérature : le cas des récits de voyage

Si les auteurs grecs étaient déjà connus d’une élite de clercs, débattus au sein des Universités de Paris, Bologne, Salamanque, Oxford et Cambridge au 13ème siècle,  la connaissance de l’antiquité grecque se diffuse grâce à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg vers 1450, qui remplace la copie des livres à la main. Les siècles qui suivent voient les clercs perdre leur monopole, les langues vernaculaires remplacer le latin et des bibliothèques se créer partout en Europe.

Dès lors, la perception de l’antiquité gréco-romaine se modifie. La place qu’occupent les récits de voyage en Grèce du 17ème au 20ème siècle nous permettra d’illustrer ce changement.

Au 17ème et au 18ème siècles, le voyage en Grèce est un voyage imaginaire, source de réflexions philosophiques[vii]. Ils sont moins destinés aux enfants, qu’il suffirait de divertir, qu’à l’esprit enfants, qu’il s’agit alors de cultiver. Les aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, par exemple, était destiné à l’éducation du jeune duc de Bourgogne, successeur présumé de Louis XIV s’il n’était pas mort avant l’heure. Fénelon se représentait lui-même sous les traits du vieux Mentor. Cette relation de maître à disciple montre bien qu’il s’agissait d’un récit initiatique.

Dans la première moitié du 19ème siècle, le voyage devient réel, la Grèce est intégré à un parcours plus vaste qui passe par l’Egypte, le Liban, la Syrie, la Palestine, pour atteindre la Turquie. La Grèce est un intégré à la mode bourgeoise du voyage en Orient et constitue souvent la dernière étape sur le retour avec l’Italie[viii]. La Grèce subit la concurrence de l’exotisme, porté par l’essor du colonialisme. D’ailleurs, CHATEAUBRIAND [ix], LAMARTINE [x], FLAUBERT [xi], Gérard de NERVAL [xii] en reviendront déçus. Une esthétique nouvelle, celle du Parnasse et de « l’art pour l’art », représentée par Théophile GAUTIER et Charles BAUDELAIRE, abandonne les ruines de la Grèce antique pour les couleurs de l’Orient, tandis que les promoteurs du réalisme, parmi lesquels Gustave FLAUBERT, Guy de MAUPASSANT, Georges SAND abandonnent la mythologie et ses héros.

L’écrivain et historien Edgar QUINET connaîtra successivement les deux amours. S’il commence par la Grèce, en accompagnant l’expédition de Morée en 1829 [xiii], il parcourt ensuite l’Espagne, l’Andalousie, Grenade, Cordou, pour finir par l’Arabie qui lui fera dire ces mots :

« Jamais pèlerin arrivant du désert, et contemplant la Mecque pour la première fois, ne fut saisi d’un pareil ravissement. (…) Aucune ville de la Grèce, pas même Athènes, ne m’avait frappé davantage. » [xiv].

Délaissée au profit de l’Orient, la Grèce revient bientôt sur le devant de la scène pour des raisons politiques [xv]. A partir de la moitié du siècle, on prend conscience du rôle central de la Grèce dans la Méditerranée [xvi]. Deux auteurs nous permettront de suivre cette transition : Gustave FLAUVERT et Edouard SCHURE.

En 1862 paraît Salammbô. FLAUBERT écrit désormais un roman historique, à la sensualité décadente. La fiction se déroule durant la première guerre punique, qui est la première guerre mondiale de l’antiquité. Rome rencontre Carthage et c’est toute la Méditerranée qui tremble. Le récit dépasse donc le cadre de l’Orient mais la Grèce y est absente.

En 1898, Edouard SCHURÉ entreprend un périple de six mois en Egypte, en Grèce et en Palestine, au terme duquel il fait publier Sanctuaires d’Orient. La Grèce est la destination d'un voyage initiatique [xvii]. Elle retrouve ainsi le rôle qu’elle tenait aux siècles précédents, mais cette fois la Grèce n'est qu'une étape d'un voyage qui mène de l'Egypte à Jérusalem.

Dans la deuxième moitié du 19ème siècle, la Grèce antique devient le symbole de la civilisation occidentale et du nationalisme montant [xviii]. Le fondateur du symbolisme écrira d’ailleurs : « « Le jour où j’ai aimé la Seine, j’ai compris pourquoi les dieux m’avaient fait naître en Attique » [xix]. Plus les racines sont anciennes, plus elles légitiment la supériorité de la civilisation occidentale et par extension de son propre pays. Les voyages en Grèce ou de Grèce deviennent de vrais pèlerinages pour des partisans d’extrême-droite comme le Comte de GOBINEAU [xx], l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, Charles MAURRAS [xxi], le fondateur de l’Action Française, Thierry MAULNIER, un de ses collaborateurs [xxii], et Maurice BARRES [xxiii], qui lança cette terrible phrase : « Que Dreyfus ait trahi, je le conclus de sa race. ».

Mais pourquoi revenir aux villages grecs, quand Rome vous offre l’exemple d’un empire ? Ce choix a sans doute un lien avec la résurrection des jeux olympiques en 1896, puisque MAURRAS se rendit en Grèce pour témoigner de ses impressions dans une série d’articles pour La gazette de France qui commença en 1896 et se termina en 1899.




L’enjeu idéologique de l’antiquité grecque : Sparte vs. Athènes

La description de l’antiquité grecque comporte un enjeu idéologique pour les historiens du 19ème siècle. On analysera l’exemple des deux icônes : Sparte et Athènes.

Athènes et Sparte sont deux cités rivales. Les historiens allemands assimilent la Prusse à la cité de Sparte, tandis que les historiens français défendent la supériorité d’Athènes sur Sparte.

Quel est l’intérêt d’assimiler Sparte à la Prusse ? Sparte est une cité tournée vers la guerre, symbole de force et de courage, où l’éducation des enfants préfigure celle des Jeunesses hitlériennes.

Quelle est l’origine des Spartiates ? Des tribus doriennes étaient censées avoir envahi la Grèce au cours du deuxième millénaire avant Jésus-Christ et avoir apporté avec elles une culture non seulement différente de celle de la Grèce archaïque (dieux ouraniens, société patriarcale, rites funéraires…) mais aussi un art et une technologie plus avancés (céramique, métallurgie…). En associant les Spartiates aux Doriens, on associe la cité la plus puissante à la civilisation la plus évoluée, la force à l’intelligence, ce que les historiens allemands et parfois français appellent la « race dorienne ».

Or, d’où viennent ces tribus doriennes ? Ces envahisseurs venaient du nord de l’Europe ou de l’Asie, tout comme les Aryens qui avaient conquis l’Inde et une partie de l’Europe vers 1700 av. J.C., ce qui supposait une origine commune, dite « indo-européenne ».

Les historiens français répondent à ces prétentions en évoquant le désastre engendré par les invasions doriennes et en vantant les mérite de la seule cité qui y avait réchappé : Athènes. Dès lors, cette cité occupa pour la France la même place que Sparte pour les Allemands.

On comprendra à quel point l’écriture de l’histoire portait les opinions de ceux qui l’écrivait quand on saura que l’hypothèse indo-européenne ne repose que sur des comparaisons linguistiques et que l’archéologie remet en cause l’idée que les tribus doriennes étaient plus évoluées que les Etats mycéniens qu’ils envahissaient :

« Au cours du XIème siècle av. J.-C. apparaissent des mutations décisives : invention du style céramique dit « protogéométrique » ; développement de la métallurgie du fer ; diversification des rituels funéraires. Ces éléments ne peuvent guère être associés à une arrivée de populations étrangères pour deux raisons majeures : d’abord les innovations surgissent dans des zones réservées des destructions, où affluent des populations mycéniennes réfugiées, comme Athènes ; ensuite, les régions dévastées sont celles, inversement, où il ne se passe rien » [xxiv].

On pourra même remettre en cause l’idée d’une invasion, d’autres possibilités étant envisagées par les historiens modernes : raids violents mais limités, conflits internes entre Etats mycéniens, accident climatique qui aurait entraînée une famine et des déplacements de populations, etc. Si l’histoire du 19ème siècle n’était pas la discipline scientifique que nous connaissons aujourd’hui, c’est pourtant à cette époque qu’elle se constitua comme une discipline autonome.


Fin du 19ème siècle : l’antiquité grecque devient le refuge des idées conservatrices

De la même manière que les généalogies bibliques, l’histoire permet de légitimer le pouvoir. Quand les conservateurs (orléanistes, légitimistes, bonapartistes) et les républicains (socialistes et révolutionnaires) vont s’affronter en France sur le terrain du pouvoir, ils vont donc s’affronter également sur le terrain de l’histoire. L’enseignement de l’histoire nous renseigne sur leur relation au pouvoir. Selon la conception ancienne, issue de l’Ancien Régime, l’histoire doit être réservée à l’enseignement du secondaire et aux notables qui y ont accès. Les élèves y apprennent l’histoire de l’Antiquité en même temps qu’ils étudient les textes grecs et latins. Les professeurs de lettres leur font apprendre par cœur des textes classiques et la chronologie des règnes.

Une nouvelle conception de l’histoire émerge progressivement qui sera marquée par la création de l’agrégation d’histoire en 1830, c’est-à-dire par la création d’un corps de professeurs spécialisés.

« Le recours à des professeurs spécialisés transforme radicalement l’enseignement. L’histoire n’est plus au service des textes classiques ; le rapport s’inverse et ceux-ci deviennent des sources au service de l’histoire. D’une histoire qui ne se contente plus de situer chronologiquement les faits, les auteurs et les monarques, mais vise à comprendre des ensembles. » [xxv].

A la fin du 19ème siècle, la vision républicaine l’emporte sur celle des conservateurs. En 1880, l’enseignement de l’histoire devient obligatoire en primaire. L’un des  auteurs du programme d’histoire du secondaire écrit : « L’enseignement historique est une partie de la culture générale parce qu’il fait comprendre à l’élève la société où il vivra et le rend capable de prendre part à la vie sociale. » [xxvi]. Cet enseignement soumet les changements historiques à la compréhension humaine, de telle manière que l’histoire libère l’homme du poids de la tradition et lui donne les bases pour penser son rôle de citoyen.

Dès lors, l’antiquité grecque servira de refuge aux idées conservatrices. Les philosophes allemands, en particulier, vantent les mérites de l’art grec, de sa politique, de sa philosophie ou de sa langue[xxvii]. Ce sera le cas de HEGEL, SCHELLING, NIETZSCHE et HEIDEGGER, à la différence que ce dernier était contemporain du nazisme.

Comment l’admiration d’un pays lointain peut-elle alimenter le nationalisme ? En l’occurrence, il ne s’agit pas de la Grèce contemporaine mais de la Grèce antique, c’est-à-dire d’un pays déraciné par l’histoire, d’un pays devenu icône. Karl MARX, qui n’ignore pas le rapport entre la culture et l’idéologie, n’échappe pas à cette représentation de l’antiquité : non seulement sa thèse de doctorat porte sur des philosophes grecs, mais elle est écrite en grec ancien[xxviii].


Edouard Herriot, écrivain

Début du 20ème siècle : les mathématiques remplacent les humanités

Si les écrivains des années folles restent d’abord marqués par jeux olympiques et l’esprit guerrier[xxix], le ton devient rapidement différent à mesure que l’on s’éloigne de la guerre. De modèle pour l’homme, la Grèce devient un modèle pour la société et c’est la culture antique, ses productions artistiques ou littéraires qui attirent l’attention. L’humanisme l’emporte sur le nationalisme.

Premier signe du changement : les hommes politiques laissent la place aux écrivains : Edouard HERRIOT, Jacques de LACRETELLE, Camille MAUCLAIR, Raymond QUENEAU [xxx]... Deuxième signe du changement : les historiens ne vantent plus les valeurs de Sparte ou d’Athènes, et l’on remarque même certains archéologues, comme James FRAZER, Charles DIEHL et Georges G. TOUDOUZE [xxxi], prendre la plume à leur tour pour relater leurs expéditions en Grèce.

La seconde guerre mondiale brise cet élan et oblige à reconstruire le pays. La solidarité de l’après-guerre amène les idées socialistes à se répandre. On comprend les déterminismes sociaux qui amènent la domination d’une classe sur une autre. On pointe du doigt l’enseignement du grec et le latin, responsables de reproduire la culture bourgeoise. On lui préfère les mathématiques, considérées comme plus égalitaires que les lettres, qui remplacent désormais le latin comme moyen de sélection de l’élite. De manière plus générale, l’intérêt porté à la culture antique diminue et l’on se demande si la Grèce antique n’est pas redevenue une idée, un fantôme, comme au 17ème siècle, si elle n’est pas devenue, elle aussi, une légende.

Quelle est la réception actuelle de la culture gréco-latine et de l’antiquité en général ? On pourrait douter que la vitesse apportée par les transports, Internet, les téléphones portables, la précipitation des actualités et de la publicité, l’intérêt angoissé que nous portons à la mondialisation…  soient compatibles avec le mûrissement d’une conscience historique. Edouard HERRIOT commence d’ailleurs son récit de voyage par ces phrases :

« Ce promeneur, qui sur le tard de ses jours, se rend en Grèce, il va prendre congé de ce qui fut le culte secret de toute sa vie. Il se hâtera lentement, selon la bonne méthode française. Lorsque le sieur de la Guilletière, au beau temps de Louis XIV, accomplit le Voyage vers Athènes ancienne et nouvelle (…), il se garde bien d’abréger cette heureuse aventure. » [xxxii].

Le récit date pourtant de 1930. Est-ce à dire que le voyage en Grèce est une forme de retour sur soi ? Dans les récits de Jacques LACARRIERE [xxxiii], écrits trente ans plus tard, le voyageur erre seul, il se perd la nuit, il se souvient, il imagine…  Nous sommes ici plus proches des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau que du Voyage de Télémaque de Fenélon. Dans La Grèce des dieux et des hommes, particulièrement, le récit de voyage tourne en rond, littéralement, puisqu’il finit par les mêmes mots que ceux par lesquels il a commencés.

Aujourd’hui, l’antiquité grecque s’est séparée de la mythologie. La culture gréco-latine n’étant plus au centre du programme éducatif, l’antiquité est devenue l’objet d’une culture savante, tandis que les pégases, les méduses et les sirènes se sont mélangées à d’autres créatures dans les contes pour enfants. Pour mesurer l’écart, il suffit de comparer les péplums italiens des années 50-60 aux productions américains les plus récentes, Gladiator, Troie, Alexandre300 ou Agora : l’aspect fantastique a disparu et les héros ne s’adressent plus aux dieux. L’antiquité grecque est devenue une période de l’histoire parmi d’autres.


En somme, la Grèce antique doit son image actuelle à la culture littéraire du 19ème siècle et à l’opposition entre deux conceptions opposées de la société, servant tour à tour les intérêts de l’humanisme et ceux du nationalisme. En se plaçant au premier rang de la culture au 19ème siècle, l’antiquité grecque a été victime de son succès et a servi malgré elle les intérêts nationalistes de l’Allemagne et de la France. Assimilé aux idées conservatrices, l’enseignement du grec et du latin incarna au 20ème siècle la culture bourgeoise. Les historiens refusèrent de prendre les mythes au sérieux et le baccalauréat remplaça les humanités par les  mathématiques. Les dieux grecs se sont-ils envolés ?

Aujourd’hui, l’enseignement de la philosophie en classe de Terminale continue d’opposer la raison (logos) aux légendes des héros et des dieux contés aux enfants (mythos), comme si la Grèce des philosophes n’était pas la même que celles des mythes. Pourquoi ne pourrait-on pas s’initier à la philosophie en même temps qu’aux aventures d’Ulysse ? L’enjeu est important : il ne s’agit pas de nostalgie mais de la compréhension de notre propre culture, d’une part de nous-mêmes et donc d’une possibilité pour mieux nous connaître. N’est-ce pas ce que conseillait l’oracle de Delphes ?




[i] Si la ville découverte ne correspond pas nécessairement à la cité d’Homère, parce que les ruines de Troie comportent plusieurs strates, Schliemann n’en reste pas moins son premier archéologue. Il découvrit également Mycènes en 1874, Orchomène en 1880 et Tirynthe en 1884.
[ii] Michel RAGON, Carnets de voyage en Grèce, in Connaissance des arts, n°368, octobre 1982, p. 77.
[iii] Jacques HITTORF, Architecture antique en Sicile, 1827. Jacques HITTORF réalisera plus tard la Gare du Nord à Paris.
[iv] Michel RAGON, op. cit., p. 78.
[v] La polis est la cité et plus précisément la communauté des citoyens responsables de la cité. La politique est donc la science du « vivre ensemble ». C’est en ce sens qu’Aristote dira de l’homme qu’il est un « animal politique ».
[vi] Des comités philhellènes se constituèrent pour l’occasion et des étudiants français, allemands, irlandais, suisses participèrent au combat. En 1823, le poète George-Noel GORDON, plus connu sous le nom de Lord BYRON, il est élu au Comité grec de libération contre la domination turque. Il part soutenir les Grecs. En 1824, il meurt à 36 ans, après trois mois de forte fièvre. La Grèce décréta un deuil national. En 1826, Eugène DELACROIX intitule un de ses tableaux La Grèce sur les ruines de Missolonghi, peint quand la ville fut assiégée en 1826. Pour se donner un aperçu du soutien dont bénéficia la Grèce à cette époque, on pourra lire le roman de Gustave Georges TOUDOUZE, La dernière des Spartiates (1821), Paris, Hachette, 1909.
[vii] Voir l’ouvrage de Salignac de La Mothe-Fénelon de FENELON, Les aventures de Télémaque, fils d’Ulysse par FENELON, 1699, les neuf volumes de l’abbé BARTHELEMY ou la version abrégée du Voyage du jeune Anacharsis, 1787, et son pastiche d’Etienne François de LANTIER, Les voyages d'Anténor en Grèce et en Asie, avec notions sur l’Egypte, publié en 1798, qui prend pour prétexte l’immortalité du comte de Saint Germain, 1798.
[viii] Voir Jean-Claude BRECHER, Le voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXème siècle, Robert Laffont, collection Bouquins, 1985.
[ix] François-René de CHATEAUBRIAND parcourut la Grèce, l’Asie mineure, la Palestine et l’Egypte en 1806 et composa L’Itinéaire de Paris à Jérusalem à son retour en France, paru en 1811. Il conclut ainsi son périple en Grèce : « En vain, dans la Grèce, on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit. ».
[x] Alphonse de LAMARTINE visite la Grèce, le Liban et Jérusalem en 1832. Son voyage lui inspire plusieurs livres, dont Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un voyage en Orient (1832-1835), Bruxelles, Louis Hauman et Comp, libraires, 1835. Il y compare la Grèce à un tombeau dépouillé de ses ossements.
[xi] Dans son Voyage en Orient (1849-1851), en compagnie de son ami Maxime Du Camp, l’Egypte occupe la place principale, puisque son parcours du Nil dure quatre mois. Le récit alterne entre les impressions esthétiques de Flaubert et sa nostalgie de Rouen. On remarquera d’ailleurs la conclusion de ce voyage : il entreprend la rédaction de Madame Bovary en 1851, un roman dont l’intrigue se déroule en Normandie, et se fâchera en 1852 avec Du Camp.
[xii] Gérard de NERVAL, Voyage en Orient, 2 tomes, 3ème édition, Paris, Charpentier, 1851. Après s’être exclamé, en citant Homère : « C’est vraiment l’aurore aux doigts de rose qui m’ouvrait les portes de l’Orient qui m’ouvrait les portes de l’Orient », voici ce qu’il écrit : «  Voici mon rêve… et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont toujours là ; le ciel d’orient, la mer d’Ionie se donnent chaque matin le baiser d’amour ; mais la terre est morte, morte sous la main de l’homme, et les dieux se sont envolés ! » (Voyage en Orient, tome I, Introduction, Vers l’orient, XII, p. 56).
[xiii] Il écrira à son retour De la Grèce moderne, et de ses rapports avec l’antiquité, F.-G. Levrault, Paris, 1830.
[xiv] Edgar QUINET, Je sens brûler le nom d’Allah, texte de 1843.
[xv] La Guerre d’Indépendance de la Grèce face à l’Empire ottoman s’étale de 1821 à 1830. Le sacrifice des Grecs lords du siège de Missolonghi en 1824 et la mort de Lord BYRON, parti comme volontaire, précipite l’intervention des grandes puissances (France, Royaume-Uni, Russie) à partir de 1827.
[xvi] Une compagnie française construira d’ailleurs le canal de Corinthe en 1893.
[xvii] Qui sait la part qu’a pu jouer, dans le choix de cette étape, sa rencontre avec Marguerite d’ALBANA MIGNATY, en 1871 ? Son idylle était en effet d’origine grecque.
[xviii] La Grèce elle-même n’y échappera pas. Tout au long des années 1870, la Grèce fait pression sur l’Empire ottoman pour qu’il lui cède l’Epire et la Thessalie pour constituer un royaume uni (la Megali Idea). En 1871, tente d’envahir la Crète, en désaccord avec ses précédents alliés (France, Royaume-Uni, Russie). A la suite d’une Guerre de Trente Jours, elle subit une défaite face à l’Empire ottoman.
[xix] Jean MOREAS, de son vrai nom Ioánnis A. Papadiamantópoulos, Le voyage de Grèce, Paris, Editions de la Plume, 1902, Editions d’Aujourd’hui, 1977, p. 99.
[xx] Joseph Arthur de GOBINEAU publia deux articles sur la Grèce : Capodistrias et Le royaume des Héllènes dont la date de publication se situe entre 1840 et 1848.
[xxi] Charles MAURRAS, Le Voyage d'Athènes (1896-1899) et Anthinéa : d’Athènes à Florence, 1901.
[xxii] Jacques TALAGRAND, alias Thierry MAULNIER, Cette Grèce où nous sommes nés, 1964.
[xxiii] Maurice BARRES, Le Voyage de Sparte, 1906.
[xxiv] Annie SCHNAPP-GOURBEILLON, L’invasion dorienne a-t-elle eu lieu ?, in L’histoire, n°48, septembre 1982, p. 53.
[xxv] Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Editions du Seuil, collection Points Histoire, 1996, I, pp. 19-20.
[xxvi] Charles SEIGNOBOS, Etudes de politique et d’histoire, Paris, PUF, 1934, « L’enseignement de l’histoire comme instrument d’éducation politique », pp. 103-104. Le texte est repris d’une conférence de 1907.
[xxvii] Voir HEGEL, SCHELLING et NIETZSCHE.
[xxviii] Karl MARX, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure (Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie), 1841.
[xxix] Maurice GENEVOIX, Vaincre à Olympie, 1922.
[xxx] Edouard HERRIOT, Sous l’olivier, en 1930, Le demi-dieu ou le voyage de Grèce de Jacques de LACRETELLE en 1931 ; Le pur visage de la Grèce de Séverin FAUST, dit Camille MAUCLAIR, en 1938 ; Raymond QUENEAU qui effectua un voyage de cinq mois en Grèce en 1932, qui inspira le roman Odile en 1932 et le recueil d’articles intitulé Voyage en Grèce publié en 1973..
[xxxi] Sir James George FRAZER, Sur les traces de Pausanias à travers la Grèce ancienne, qui précèdent la traduction de la Description de la Grèce de Pausanias en anglais, en 1923 ; Charles DIEHL, Excursions archéologiques en Grèce, 1934 ; Georges Gustave TOUDOUZE, La Grèce au visage d'énigme de Poestum à Mycènes, d'Agrigente à Troie, de Ségeste à Knossos, 1923.
[xxxii] Edouard HERRIOT, Sous l’olivier, Paris, Hachette, 1930, p.7.
[xxxiii] Jacques LACARIERE a écrit plusieurs récits de voyages, parmi lesquels La Grèce des dieux et des hommes, 1965 ; L’été grec : une Grèce quotidienne de 4 000 ans, Paris, Plon, 1976, ; Promenades dans la Grèce antique, 1978, Hachette (éd. commentée et ill. des Voyages de Pausanias).

Le 19ème siècle et les jeux olympiques : entre racisme et nationalisme


Les premiers jeux olympiques : 1896.

On célèbre souvent le sport comme une valeur de partage et on attribue souvent la phrase « l’essentiel, c’est de participer » à l’inventeur des jeux olympiques. Rien n’est moins faux. Pierre de COUBERTIN tenait d’autres propos :

« Il y a deux races distinctes : celles au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée et celle des maladifs, à la mine résignée et humble, à l'air vaincu. Hé bien ! C'est dans les collèges comme dans le monde : les faibles sont écartés, le bénéfice de cette éducation n'est appréciable qu'aux forts. » (Éducation anglaise).

« La théorie de l'égalité des droits pour toutes les races humaines conduit à une ligne politique contraire à tout progrès colonial. Sans naturellement s'abaisser à l'esclavage ou même à une forme adoucie du servage, la race supérieure a parfaitement raison de refuser à la race inférieure certains privilèges de la vie civilisée. » (The Review of the Reviews, avril 1901).

On pourrait s’étonner que l’auteur méprise l’esclavage en affichant son racisme. Si le colonialisme vaut mieux que l’esclavagisme, ce n’est pas qu’il élève les « races inférieures » au niveau des « races supérieures », mais que le racisme induit par le colonialisme n’est pas de la xénophobie. En réalité, le racisme de Pierre de COUBERTIN est l’extension du nationalisme appliqué à d’autres peuples, la marque des plus forts, comme on le comprend de la première citation.

D’ailleurs, le racisme n’est pas lié à la couleur de la peau. Les nazis concevront les Germains comme le peuple le plus proche des aryens et les aryens comme la race la plus pure. Le judaïsme est une religion mais les Juifs sont considérés comme des sémites. Les Mexicains sont considérés comme une race à part entière sur les cartes d’identité américaine, alors que les Européens les classeraient parmi les « Blancs ». Les « races » humaines n’existant pas, on doit en conclure que c’est le racisme qui crée les « races », et non l’inverse.

Quel lien existe-t-il entre le racisme et le nationalisme ? Replaçons les citations de COUBERTIN dans leur contexte. Au 19ème siècle, le racisme devient scientifique, il s’appuie sur trois disciplines : la biologie, avec le darwinisme social, l’archéologie, avec le mythe des Indo-Européens, et la philosophie, avec la théorie de l’Etat. Ces errements de la science nous permettront de lier le façonnement du racisme à la montée des nationalismes.


Juan Antonio Samarach , président honoraire à vie du CIO, lors des célébrations du
38ème anniversaire de la prise de pouvoir du dictateur Franco, en 1974.
Source : Le coin du sport

Le darwinisme social

La racisme justifie le colonialisme, alors même qu’il justifie le colonialisme par le résultat du colonialisme, ce qui montre bien l’inanité du raisonnement : la race blanche est supérieure, parce qu’elle domine les autres, et c’est parce qu’elle domine les autres qu’elle prouve qu’elle est supérieure. C’est ce qu’on appellera le darwinisme social.

Cette expression, le « darwinisme social », fut inventée pour différencier la théorie biologique de son utilisation idéologique, mais Charles DARWIN est également un homme de son époque et sa théorie de la sélection naturelle comporte le même raisonnement tautologique : seuls les plus forts survivent, et ce qui prouve qu’ils sont les plus forts, c’est justement le fait qu’ils survivent, si bien que l’on aura prouvé qu’une chose, c’est que les survivants sont bien ceux qui survivent ! [i]

Un autre savant britannique, Francis GALTON, qui était le demi-cousin de Charles DARWIN, inventa en 1883 le terme d’eugénisme (the eugenics) pour désigner l’amélioration des espèces, par la sélection des caractères jugés souhaitables, l’élimination des caractères indésirables ou l’amélioration des conditions, les questions génétiques et sociales étant encore mélangées à l’époque. Eugénisme et darwinisme social ne sont donc pas des exceptions, mais les conséquences d’une façon de penser.

Le tournant du siècle voit d’ailleurs se multiplier les associations entre race et science, avec l’expression « hygiène raciale », en Allemagne ou en Suède [ii] et celle de « lutte pour la survie » dans la politique internationale [iii]. Le développement de l’éducation sportive qui en découle ne vise pas seulement à améliorer le corps mais aussi la discipline. En effet, on ne s’entraîne pas seulement à la gymnastique, mais aussi au tir et aux exercices militaires [iv].


Athènes : 1896.

Le mythe des Indo-Européens

L’hypothèse indo-européenne était une théorie linguistique avant de devenir un fait historique. En 1813, le savant anglais Thomas YOUNG invente ce terme pour désigner un rapprochement qu’on avait observé entre les langues grecque, latine, perse, germanique, slave, celte et balte. Quelques années plus tard, Franz BOPP, un linguiste allemand, s’emploie à écrire la Grammaire comparée des langues des langues sanscrite, zende, grecque, latine, lithuanienne, slave, gothique, et allemande, publiée entre 1833 et 1852.

De l’origine commune de ces langues, on en déduisit l’origine commune des peuples européens et de certains peuples d’Asie, partis d’un foyer commun, en Ukraine, en Sibérie ou en Himalaya. Dans ce cadre, le peuple à l’origine de ces langues, les Proto-indo-européens, était aussi à l’origine de toutes les grandes cultures de l’antiquité. Les Aryens ne constituent en vérité qu’une autre hypothèse linguistique, mais un diplomate français, Joseph Arthur, comte de GOBINEAU, prétendit dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, en 1855, que les Aryens étaient une race pure, blanche et blonde. Il suffit à des chercheurs allemands [v] d’associer la « race aryenne » aux Allemands pour motiver la théorie d’une race supérieure qui conduisit les nazis à l’extermination des Juifs qui n’étaient pas, eux, d’origine indo-européenne [vi]. On n’imaginait pas alors que les cultures puissent s’influencer sans qu’il y ait un déplacement des populations.

Le mythe des Indo-Européens fut une invention pratique. Avant de servir l’idéologie nazie, elle permet de comparer les peuples anciens entre eux et fut donc admise par les historiens de l’époque. Fustel DE COULANGES, par exemple, utilise ce « fait » pour légitimer son étude comparée des Grecs et des Romains, dans la Cité antique : « On réunit ici dans la même étude les Romains et les Grecs, écrit-il dès la première page de son introduction, parce que ces deux peuples, qui étaient deux branches d’une même race, et qui parlaient deux idiomes d’une même langue, ont eux aussi un fonds d’institutions communes et ont traversé une série de révolutions semblables ». On confond ici race et culture.

La recherche des origines des espèces et des peuples suit le mouvement d’ensemble de la science du 19ème siècle qui décrit des phénomènes nouveaux, les organise horizontalement dans des catégories (les classifications des espèces, par exemple) et verticalement (en recherchant les causes). L’explication scientifique vise ainsi à réduire la part du hasard. L’explication scientifique du phénomène social visera donc à réduire la part de la liberté individuelle. On observera cette même logique à l’œuvre dans la théorie de l’Etat.

Jeux olympiques en Allemagne : 1936


La théorie de l’Etat

De manière plus générale, la société occidentale du 19ème croit incarner la marche de la Raison dans l’Histoire. Le sens de l’histoire est donc le sens de son histoire, celui d’aboutir à la supériorité de la société occidentale.

Le renversement du rôle de l’Etat est sans doute significatif. Avant 1789, les philosophes considéraient l’Etat comme un phénomène dangereux. « Ainsi que l’avait souligné Tocqueville, la monarchie française du 18ème siècle avait échoué à gérer l’Etat comme si ce dernier avait constitué un prolongement du corps du roi, un « état » au sens ancien donné à ce terme par la Renaissance. » [vii]. En France, la révolution permit de séparer la personne du roi par une personne morale ou juridique, l’Etat, qui exprime désormais la volonté générale. L’Etat devient ainsi une institution positive.

« En Allemagne, le gonflement des administrations, centrales ou locales, au cours du XIXème siècle, amena les nouveaux philosophes, historiens, ou sociologues professionnels à accorder une attention particulière à l’Etat, à commencer par Hegel. Dans la théorie prussienne, l’Etat était une institution nationale dépassant les intérêts égoïstes de la société. » [viii].

Ainsi, HEGEL expliquera que l’Etat est nécessaire à l’organisation des peuples, qui sont eux-mêmes nécessaires à l’organisation des individus, tandis que SCHELLING trouvera dans le monothéisme l’aboutissement du polythéisme, qui est lui-même la conséquence de la diversité des peuples…

Ce faisant, ils raisonnent à l’envers. Ils partent de la situation actuelle pour expliquer comment elle est devenue possible et font de celle-ci l’aboutissement logique de tout ce qui aura précédé, de telle manière qu’il n’y avait pas d’autre résultat possible. Toute l’histoire de l’humanité tendra nécessairement vers cet unique but, donné à l’avance, que les théologiens appellent la « cause finale ». Autrement dit, les théoriciens de l’Etat sont devenus les théologiens de l’Histoire.

Théorie de l’Etat et darwinisme social ont ceci en commun que ce sont deux formes de déterminisme. L’homme incarnait les qualités de sa race, en France, celle de son peuple, en Allemagne. Les philosophes allemands ajoutaient que l’Etat incarnait l’esprit du peuple, ce que l’on appelle le nationalisme völkisch .


Saluts fascistes sur le podium des JO de 1936. Source : Le Point

Nous l’avons vu avec les théoriciens de darwinisme, de l’aryanisme et de l’Etat : la plupart des intellectuels du 19ème siècle, qu’ils soient biologistes, historiens ou philosophes, font de leur société le résultat non seulement logique mais nécessaire de l’histoire, dans une forme aiguë de l’ethnocentrisme.

Ce jeu intellectuel pourrait prêter à rire s’il n’aboutissait à la création des zoos humains dans les années 1870 [ix] et aux théories racistes qui ont précédé la seconde Guerre mondiale. Ce racisme se retrouve d’ailleurs dans l’élitisme du comité international des Jeux Olympiques, qui comprenait 28 aristocrates ou militaires sur 44 membres, lors de leur résurrection en 1896 [x]. Même la participation d’autres « races » aux jeux olympiques de 1904 n’était pas accordée dans le but de partager une pratique sportive, mais dans l’intention de prouver la supériorité de l’Homme Blanc.

Quelques années après la résurrection des Jeux Olympiques, Mussolini engageait l’Italie dans la refondation de l’Empire romain. Or, la fascisme favorisait le sport en même temps qu’ils établissaient des lois raciales, à l’encontre des Noirs et des Juifs, dès 1938 [xi].

Aujourd’hui encore, les matchs de football italiens sont abîmés par des actes et des propos racistes ou antisémites de la part de supporters mais aussi de certains joueurs. Paolo DI CANIO, par exemple, adressa un salut fasciste au public à quatre occasions en 2005. Le maire de Rome lui-même, Gianni ALEMANNO, annonça en 2008 vouloir rebaptiser le nom d’une rue par celui de Giorgio ALMIRANTE, antisémite notoire et signataire des lois raciales [xii].

Le footballeur Paolo Di Canio salue ses supporters. Source :  News MSN

On ne s’étendra pas sur la politique de l’immigration des Etats-Unis, qui s’appuie sur le concept de race, et sur la politique de l’immigration choisie, qui s’appuie sur des quotas par métier et par pays, ce qui nous éloignerait du sport, mais l’on remarquera que l’immolation des moines tibétains n’a pas empêché Pékin d’accueillir les Jeux Olympiques en 2008, ce qui montre que les Droits de l’Homme ne concernent pas plus le sport aujourd’hui qu’en 1936 [xiii].




Il n’est donc pas possible de séparer les jeux olympiques de l’état d’esprit dans lequel ils se déroulent. Croire que cette institution vit en dehors de l’histoire serait une erreur. A l’inverse, on pourrait s’inspirer des premiers jeux olympiques, qui ont été inventés en Grèce il y a plus de 2500 ans. A l’époque, les jeux panhelléniques d’Olympe, de Delphes, de Corinthe et de Némée, étaient l’occasion d’une trêve sacrée entre les cités grecques, durant laquelle il n’y avait plus ni guerre, ni invasion.





[i] Cette critique ne remet pas en cause la sélection naturelle des individus les plus adaptés à leur environnement. Elle insiste seulement sur le caractère insuffisant de cette explication. C’est la raison pour laquelle les successeurs de Darwin cherchent à préciser la notion d’environnement, les rôles respectifs de l’individu et de l’espèce dans la constitution des critères de sélection, et le mécanisme des mutations.
[ii] On citera par exemple la fondation de la Deutsche Turnerschaft à Weimar en 1868.
[iii] Cf. Ligue Coloniale, en 1887, la Ligue Navale, en 1897, la Ligue Militaire, en 1912, et la Ligue Pangermaniste ( Alldeutscher Verband,) en 1891. Voir R. CHICKERING, We men Who Feel Most German, Londres, 1984, J. DÜLFFER, K. HOLL, éd., Bereit zum Krieg, Göttingen, 1986, M. PETERS, Der Alldeutsche Verband am Vorabend des Ersten Weltkrieges 1908-1914, Francfort/Main, 1992.
[iv] Voir R. GIRARDET, La société militaire dans la France contemporaine 1815-1939, Paris, 1950.
[v] Ludwig GEIGER, Karl PENKA.
[vi] Comme le signale Maurice OLENDER, dans Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel (Paris, 1989), l’hypothèse indo-européenne s’opposait à la croyance que les hommes descendaient tous d’Adam et Eve, comme l’écrit la Bible, et que l’hébreu constituait l’origine des langues de l’humanité, selon une opinion répandue à la Renaissance.
[vii] C. A BAYLY, The Birth of the Modern World 1780-1914, 2004, La naissance du monde moderne (1780 – 1914), 2004, Les Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, Paris, 2006, p. 284.
[viii] C. A BAYLY, op. cit., p. 284.
[ix] En Allemagne, en France et ailleurs, on présentait au public des Samoa, des Lapons, des Nubiens, des Esquimaux… comme on exhibe des animaux exotiques.  Voir Zoos humains, sous la direction de Nicolas BLANCEL, Pascal BLANCHARD, Gilles BOETSCH, Éric DEROO et Sandrine LEMAIRE, Paris, La Découverte, 2002.
[x] Voir Marc FERRO, La Grande Guerre 1914-18, Paris, 1990, p. 32.
[xi] Voir en particulier le Manifesto della razza et le Manifesto degli scienziati razzisti, qui appuie le racisme sur des preuves « scientifiques ».
[xii] Gorgio ALMIRANTE signa le Manifeste de la race en 1938, il a été secrétaire de rédaction de la revue Défense de la race en 1942, membre de la République sociale de Salo fondée par Benito Mussolini en 1943 et membre du parti d’extrême droite MSI en 1946. Après la guerre, il abandonna les propos racistes mais pas l’idéologie fasciste, dont il prétendait être l’héritier A la fin de sa vie, il renia ses écrits et se rapprocha de la communauté juive.
[xiii] Le déroulement des JO de 2008 à Pékin a été l'occasion pour les multinationales de faire valoir leur marque en Chine. Voir l'excellent article du blog Contre les jeux olympiques 2010.