vendredi 26 octobre 2012

Le 19ème siècle et les jeux olympiques : entre racisme et nationalisme


Les premiers jeux olympiques : 1896.

On célèbre souvent le sport comme une valeur de partage et on attribue souvent la phrase « l’essentiel, c’est de participer » à l’inventeur des jeux olympiques. Rien n’est moins faux. Pierre de COUBERTIN tenait d’autres propos :

« Il y a deux races distinctes : celles au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée et celle des maladifs, à la mine résignée et humble, à l'air vaincu. Hé bien ! C'est dans les collèges comme dans le monde : les faibles sont écartés, le bénéfice de cette éducation n'est appréciable qu'aux forts. » (Éducation anglaise).

« La théorie de l'égalité des droits pour toutes les races humaines conduit à une ligne politique contraire à tout progrès colonial. Sans naturellement s'abaisser à l'esclavage ou même à une forme adoucie du servage, la race supérieure a parfaitement raison de refuser à la race inférieure certains privilèges de la vie civilisée. » (The Review of the Reviews, avril 1901).

On pourrait s’étonner que l’auteur méprise l’esclavage en affichant son racisme. Si le colonialisme vaut mieux que l’esclavagisme, ce n’est pas qu’il élève les « races inférieures » au niveau des « races supérieures », mais que le racisme induit par le colonialisme n’est pas de la xénophobie. En réalité, le racisme de Pierre de COUBERTIN est l’extension du nationalisme appliqué à d’autres peuples, la marque des plus forts, comme on le comprend de la première citation.

D’ailleurs, le racisme n’est pas lié à la couleur de la peau. Les nazis concevront les Germains comme le peuple le plus proche des aryens et les aryens comme la race la plus pure. Le judaïsme est une religion mais les Juifs sont considérés comme des sémites. Les Mexicains sont considérés comme une race à part entière sur les cartes d’identité américaine, alors que les Européens les classeraient parmi les « Blancs ». Les « races » humaines n’existant pas, on doit en conclure que c’est le racisme qui crée les « races », et non l’inverse.

Quel lien existe-t-il entre le racisme et le nationalisme ? Replaçons les citations de COUBERTIN dans leur contexte. Au 19ème siècle, le racisme devient scientifique, il s’appuie sur trois disciplines : la biologie, avec le darwinisme social, l’archéologie, avec le mythe des Indo-Européens, et la philosophie, avec la théorie de l’Etat. Ces errements de la science nous permettront de lier le façonnement du racisme à la montée des nationalismes.


Juan Antonio Samarach , président honoraire à vie du CIO, lors des célébrations du
38ème anniversaire de la prise de pouvoir du dictateur Franco, en 1974.
Source : Le coin du sport

Le darwinisme social

La racisme justifie le colonialisme, alors même qu’il justifie le colonialisme par le résultat du colonialisme, ce qui montre bien l’inanité du raisonnement : la race blanche est supérieure, parce qu’elle domine les autres, et c’est parce qu’elle domine les autres qu’elle prouve qu’elle est supérieure. C’est ce qu’on appellera le darwinisme social.

Cette expression, le « darwinisme social », fut inventée pour différencier la théorie biologique de son utilisation idéologique, mais Charles DARWIN est également un homme de son époque et sa théorie de la sélection naturelle comporte le même raisonnement tautologique : seuls les plus forts survivent, et ce qui prouve qu’ils sont les plus forts, c’est justement le fait qu’ils survivent, si bien que l’on aura prouvé qu’une chose, c’est que les survivants sont bien ceux qui survivent ! [i]

Un autre savant britannique, Francis GALTON, qui était le demi-cousin de Charles DARWIN, inventa en 1883 le terme d’eugénisme (the eugenics) pour désigner l’amélioration des espèces, par la sélection des caractères jugés souhaitables, l’élimination des caractères indésirables ou l’amélioration des conditions, les questions génétiques et sociales étant encore mélangées à l’époque. Eugénisme et darwinisme social ne sont donc pas des exceptions, mais les conséquences d’une façon de penser.

Le tournant du siècle voit d’ailleurs se multiplier les associations entre race et science, avec l’expression « hygiène raciale », en Allemagne ou en Suède [ii] et celle de « lutte pour la survie » dans la politique internationale [iii]. Le développement de l’éducation sportive qui en découle ne vise pas seulement à améliorer le corps mais aussi la discipline. En effet, on ne s’entraîne pas seulement à la gymnastique, mais aussi au tir et aux exercices militaires [iv].


Athènes : 1896.

Le mythe des Indo-Européens

L’hypothèse indo-européenne était une théorie linguistique avant de devenir un fait historique. En 1813, le savant anglais Thomas YOUNG invente ce terme pour désigner un rapprochement qu’on avait observé entre les langues grecque, latine, perse, germanique, slave, celte et balte. Quelques années plus tard, Franz BOPP, un linguiste allemand, s’emploie à écrire la Grammaire comparée des langues des langues sanscrite, zende, grecque, latine, lithuanienne, slave, gothique, et allemande, publiée entre 1833 et 1852.

De l’origine commune de ces langues, on en déduisit l’origine commune des peuples européens et de certains peuples d’Asie, partis d’un foyer commun, en Ukraine, en Sibérie ou en Himalaya. Dans ce cadre, le peuple à l’origine de ces langues, les Proto-indo-européens, était aussi à l’origine de toutes les grandes cultures de l’antiquité. Les Aryens ne constituent en vérité qu’une autre hypothèse linguistique, mais un diplomate français, Joseph Arthur, comte de GOBINEAU, prétendit dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, en 1855, que les Aryens étaient une race pure, blanche et blonde. Il suffit à des chercheurs allemands [v] d’associer la « race aryenne » aux Allemands pour motiver la théorie d’une race supérieure qui conduisit les nazis à l’extermination des Juifs qui n’étaient pas, eux, d’origine indo-européenne [vi]. On n’imaginait pas alors que les cultures puissent s’influencer sans qu’il y ait un déplacement des populations.

Le mythe des Indo-Européens fut une invention pratique. Avant de servir l’idéologie nazie, elle permet de comparer les peuples anciens entre eux et fut donc admise par les historiens de l’époque. Fustel DE COULANGES, par exemple, utilise ce « fait » pour légitimer son étude comparée des Grecs et des Romains, dans la Cité antique : « On réunit ici dans la même étude les Romains et les Grecs, écrit-il dès la première page de son introduction, parce que ces deux peuples, qui étaient deux branches d’une même race, et qui parlaient deux idiomes d’une même langue, ont eux aussi un fonds d’institutions communes et ont traversé une série de révolutions semblables ». On confond ici race et culture.

La recherche des origines des espèces et des peuples suit le mouvement d’ensemble de la science du 19ème siècle qui décrit des phénomènes nouveaux, les organise horizontalement dans des catégories (les classifications des espèces, par exemple) et verticalement (en recherchant les causes). L’explication scientifique vise ainsi à réduire la part du hasard. L’explication scientifique du phénomène social visera donc à réduire la part de la liberté individuelle. On observera cette même logique à l’œuvre dans la théorie de l’Etat.

Jeux olympiques en Allemagne : 1936


La théorie de l’Etat

De manière plus générale, la société occidentale du 19ème croit incarner la marche de la Raison dans l’Histoire. Le sens de l’histoire est donc le sens de son histoire, celui d’aboutir à la supériorité de la société occidentale.

Le renversement du rôle de l’Etat est sans doute significatif. Avant 1789, les philosophes considéraient l’Etat comme un phénomène dangereux. « Ainsi que l’avait souligné Tocqueville, la monarchie française du 18ème siècle avait échoué à gérer l’Etat comme si ce dernier avait constitué un prolongement du corps du roi, un « état » au sens ancien donné à ce terme par la Renaissance. » [vii]. En France, la révolution permit de séparer la personne du roi par une personne morale ou juridique, l’Etat, qui exprime désormais la volonté générale. L’Etat devient ainsi une institution positive.

« En Allemagne, le gonflement des administrations, centrales ou locales, au cours du XIXème siècle, amena les nouveaux philosophes, historiens, ou sociologues professionnels à accorder une attention particulière à l’Etat, à commencer par Hegel. Dans la théorie prussienne, l’Etat était une institution nationale dépassant les intérêts égoïstes de la société. » [viii].

Ainsi, HEGEL expliquera que l’Etat est nécessaire à l’organisation des peuples, qui sont eux-mêmes nécessaires à l’organisation des individus, tandis que SCHELLING trouvera dans le monothéisme l’aboutissement du polythéisme, qui est lui-même la conséquence de la diversité des peuples…

Ce faisant, ils raisonnent à l’envers. Ils partent de la situation actuelle pour expliquer comment elle est devenue possible et font de celle-ci l’aboutissement logique de tout ce qui aura précédé, de telle manière qu’il n’y avait pas d’autre résultat possible. Toute l’histoire de l’humanité tendra nécessairement vers cet unique but, donné à l’avance, que les théologiens appellent la « cause finale ». Autrement dit, les théoriciens de l’Etat sont devenus les théologiens de l’Histoire.

Théorie de l’Etat et darwinisme social ont ceci en commun que ce sont deux formes de déterminisme. L’homme incarnait les qualités de sa race, en France, celle de son peuple, en Allemagne. Les philosophes allemands ajoutaient que l’Etat incarnait l’esprit du peuple, ce que l’on appelle le nationalisme völkisch .


Saluts fascistes sur le podium des JO de 1936. Source : Le Point

Nous l’avons vu avec les théoriciens de darwinisme, de l’aryanisme et de l’Etat : la plupart des intellectuels du 19ème siècle, qu’ils soient biologistes, historiens ou philosophes, font de leur société le résultat non seulement logique mais nécessaire de l’histoire, dans une forme aiguë de l’ethnocentrisme.

Ce jeu intellectuel pourrait prêter à rire s’il n’aboutissait à la création des zoos humains dans les années 1870 [ix] et aux théories racistes qui ont précédé la seconde Guerre mondiale. Ce racisme se retrouve d’ailleurs dans l’élitisme du comité international des Jeux Olympiques, qui comprenait 28 aristocrates ou militaires sur 44 membres, lors de leur résurrection en 1896 [x]. Même la participation d’autres « races » aux jeux olympiques de 1904 n’était pas accordée dans le but de partager une pratique sportive, mais dans l’intention de prouver la supériorité de l’Homme Blanc.

Quelques années après la résurrection des Jeux Olympiques, Mussolini engageait l’Italie dans la refondation de l’Empire romain. Or, la fascisme favorisait le sport en même temps qu’ils établissaient des lois raciales, à l’encontre des Noirs et des Juifs, dès 1938 [xi].

Aujourd’hui encore, les matchs de football italiens sont abîmés par des actes et des propos racistes ou antisémites de la part de supporters mais aussi de certains joueurs. Paolo DI CANIO, par exemple, adressa un salut fasciste au public à quatre occasions en 2005. Le maire de Rome lui-même, Gianni ALEMANNO, annonça en 2008 vouloir rebaptiser le nom d’une rue par celui de Giorgio ALMIRANTE, antisémite notoire et signataire des lois raciales [xii].

Le footballeur Paolo Di Canio salue ses supporters. Source :  News MSN

On ne s’étendra pas sur la politique de l’immigration des Etats-Unis, qui s’appuie sur le concept de race, et sur la politique de l’immigration choisie, qui s’appuie sur des quotas par métier et par pays, ce qui nous éloignerait du sport, mais l’on remarquera que l’immolation des moines tibétains n’a pas empêché Pékin d’accueillir les Jeux Olympiques en 2008, ce qui montre que les Droits de l’Homme ne concernent pas plus le sport aujourd’hui qu’en 1936 [xiii].




Il n’est donc pas possible de séparer les jeux olympiques de l’état d’esprit dans lequel ils se déroulent. Croire que cette institution vit en dehors de l’histoire serait une erreur. A l’inverse, on pourrait s’inspirer des premiers jeux olympiques, qui ont été inventés en Grèce il y a plus de 2500 ans. A l’époque, les jeux panhelléniques d’Olympe, de Delphes, de Corinthe et de Némée, étaient l’occasion d’une trêve sacrée entre les cités grecques, durant laquelle il n’y avait plus ni guerre, ni invasion.





[i] Cette critique ne remet pas en cause la sélection naturelle des individus les plus adaptés à leur environnement. Elle insiste seulement sur le caractère insuffisant de cette explication. C’est la raison pour laquelle les successeurs de Darwin cherchent à préciser la notion d’environnement, les rôles respectifs de l’individu et de l’espèce dans la constitution des critères de sélection, et le mécanisme des mutations.
[ii] On citera par exemple la fondation de la Deutsche Turnerschaft à Weimar en 1868.
[iii] Cf. Ligue Coloniale, en 1887, la Ligue Navale, en 1897, la Ligue Militaire, en 1912, et la Ligue Pangermaniste ( Alldeutscher Verband,) en 1891. Voir R. CHICKERING, We men Who Feel Most German, Londres, 1984, J. DÜLFFER, K. HOLL, éd., Bereit zum Krieg, Göttingen, 1986, M. PETERS, Der Alldeutsche Verband am Vorabend des Ersten Weltkrieges 1908-1914, Francfort/Main, 1992.
[iv] Voir R. GIRARDET, La société militaire dans la France contemporaine 1815-1939, Paris, 1950.
[v] Ludwig GEIGER, Karl PENKA.
[vi] Comme le signale Maurice OLENDER, dans Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel (Paris, 1989), l’hypothèse indo-européenne s’opposait à la croyance que les hommes descendaient tous d’Adam et Eve, comme l’écrit la Bible, et que l’hébreu constituait l’origine des langues de l’humanité, selon une opinion répandue à la Renaissance.
[vii] C. A BAYLY, The Birth of the Modern World 1780-1914, 2004, La naissance du monde moderne (1780 – 1914), 2004, Les Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, Paris, 2006, p. 284.
[viii] C. A BAYLY, op. cit., p. 284.
[ix] En Allemagne, en France et ailleurs, on présentait au public des Samoa, des Lapons, des Nubiens, des Esquimaux… comme on exhibe des animaux exotiques.  Voir Zoos humains, sous la direction de Nicolas BLANCEL, Pascal BLANCHARD, Gilles BOETSCH, Éric DEROO et Sandrine LEMAIRE, Paris, La Découverte, 2002.
[x] Voir Marc FERRO, La Grande Guerre 1914-18, Paris, 1990, p. 32.
[xi] Voir en particulier le Manifesto della razza et le Manifesto degli scienziati razzisti, qui appuie le racisme sur des preuves « scientifiques ».
[xii] Gorgio ALMIRANTE signa le Manifeste de la race en 1938, il a été secrétaire de rédaction de la revue Défense de la race en 1942, membre de la République sociale de Salo fondée par Benito Mussolini en 1943 et membre du parti d’extrême droite MSI en 1946. Après la guerre, il abandonna les propos racistes mais pas l’idéologie fasciste, dont il prétendait être l’héritier A la fin de sa vie, il renia ses écrits et se rapprocha de la communauté juive.
[xiii] Le déroulement des JO de 2008 à Pékin a été l'occasion pour les multinationales de faire valoir leur marque en Chine. Voir l'excellent article du blog Contre les jeux olympiques 2010.

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